La persistance des cultes de la personnalité dans la gouvernance africaine

Les dirigeants africains qui se maintiennent au pouvoir indéfiniment ont souvent recours à des cultes de la personnalité pour consolider leur pouvoir, exiger leur loyauté personnelle et saper systématiquement les institutions de gouvernance indépendantes.


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Marshal of Chad, Idriss Déby

Le défunt président tchadien Idriss Déby reçoit le titre de maréchal du Tchad lors d’une cérémonie organisée à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance du Tchad. (Photo : Renaud Masbeye Boybeye / AFP)

Lorsque les dirigeants néo-patrimoniaux en place depuis longtemps au Burkina Faso, en Gambie, au Zimbabwe et au Soudan ont récemment été contraints de démissionner à la suite de manifestations populaires et de la jeunesse, l’ère des « présidents à vie » en Afrique avait semblé prendre fin. Pourtant, pour chaque dirigeant chassé du pouvoir, de nouveaux émergent sur la scène. Dans de nombreux cas, les dirigeants africains qui conservent le pouvoir indéfiniment se caractérisent par des cultes de la personnalité omniprésents, ce qui démontre la puissance durable de cet instrument de pouvoir.

Les cultes de la personnalité créent une image idéalisée et héroïque d’un dirigeant qui est au-dessus et, dans certains cas, synonyme de la loi, de l’État et du pays. Ainsi, le destin de la nation est lié à celui du dirigeant qui est présenté comme son père, voire son grand-père. Le bien-être et la sécurité de la nation dépendent du respect de la sagesse, du patronage et de la vigilance du chef vénéré.

Plus un dirigeant s’accroche au pouvoir, plus il est probable qu’un culte de la personnalité se développe. Ceci est cohérent avec l’observation selon laquelle les dirigeants africains qui échappent à la limitation du nombre de mandats voient souvent leur popularité et leur légitimité décliner et doivent donc de plus en plus recourir à des outils non démocratiques pour maintenir leur autorité. Ces dirigeants ne gouvernent pas par consentement mais par la coercition, en inhibant la concurrence politique et en contrôlant les récompenses et les punitions. Cette déviation de l’État de droit conduit souvent à des violations des droits humains, à l’ébranlement de la confiance des investisseurs et à une probabilité accrue de conflit.

« Les dirigeants africains qui échappent à la limitation du nombre de mandats voient souvent leur popularité et leur légitimité décliner et doivent donc de plus en plus recourir à des outils non démocratiques pour maintenir leur autorité ».

Bon nombre des dirigeants africains les plus anciens – Teodoro Obiang Nguema Mbasogo de la Guinée équatoriale, qui règne depuis 44 ans, Paul Biya du Cameroun (41 ans), Yoweri Museveni de l’Ouganda (37 ans), Isaias Afewerki de l’Érythrée (30 ans) et Denis Sassou Nguesso de la République du Congo (26 ans, auxquels il faut ajouter 13 années auparavant passées au pouvoir) – ont entretenu des cultes de la personnalité d’une forme ou d’une autre.

Robert Mugabe

Le président zimbabwéen de longue date Robert Mugabe et son épouse Grace Mugabe lors d’un meeting de campagne en 2018. (Photo : Africa Metro)

Même lorsque ces dirigeants sont évincés, l’érosion systémique des institutions de gouvernance indépendantes signifie que leur héritage persiste et que les transitions démocratiques piétinent. Parmi les anciens dirigeants de longue date qui ont cultivé un culte de la personnalité qui continue à jeter une ombre sur leur pays, on peut citer l’Algérien Abdelaziz Bouteflika, le Burundais Pierre Nkurunziza, le Tchadien Idriss Déby, l’Égyptien Hosni Moubarak, le Libyen Mouammar Kadhafi et le Zimbabwéen Robert Mugabe.

Faire du président l’unique centre d’intérêt de la nation a des effets néfastes à long terme sur les institutions de gouvernance, la prise de décision souveraine, une fonction publique apolitique et le professionnalisme militaire.

Un symbolisme personnalisé pour perpétuer le pouvoir

Parmi les outils utilisés pour développer les cultes de la personnalité, on peut citer la propagande, la formation au patriotisme, les manifestations et les rassemblements organisés par l’État, les monuments, les arts, les événements sportifs et l’impression de l’image du dirigeant sur les pièces de monnaie, les billets de banque et d’autres objets omniprésents.

Au Cameroun, le football est utilisé pour perpétuer l’omniprésence du président Paul Biya. Cet outil a trouvé un écho auprès de nombreuses personnes, compte tenu de l’engouement des Camerounais pour ce sport. Lorsque son équipe nationale, les « Lions indomptables », a atteint les quarts de finale de la Coupe du monde en 1990, une première pour l’Afrique, Biya s’est couvert de gloire en adoptant le sobriquet d’« homme-lion ».

Cameroon's Paul Biya

Le Premier ministre camerounais Joseph Dion Ngute sous un portrait du président Paul Biya. (Stringer / AFP)

Par  désir d’associer M. Biya aux Lions indomptables, le zoo national de  Yaoundé a baptisé  un lion et une lionne du nom du chef de l’État et de son épouse. La mort du lion Paul Biya en 2007 a suscité des rumeurs frénétiques sur l’état de santé du président, dont certaines ont valu à des journalistes de lourdes peines d’emprisonnement.

Cette autopromotion intense vise à contrer les perceptions des absences répétées de Paul Biya. (Il passerait plus de 15 % de son temps à l’étranger, la plupart du temps dans un hôtel haut de luxe de Genève). Conformément au mythe de l’omniprésence, le gouvernement organise chaque année des fêtes d’anniversaire dans les villages du Cameroun, même en son absence. En février 2022, plus de 2 500 personnes ont participé à l’une des dizaines de fêtes organisées par le gouvernement à Yaoundé.

Les dirigeants justifient souvent leur attachement au pouvoir et leur statut « semi-divin » par le fait qu’ils sont les seuls à pouvoir préserver l’indépendance de la nation et à assurer la stabilité, la sécurité et le développement économique. C’est l’argument de l’octogénaire Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, le plus ancien président d’Afrique et du monde, que les médias d’État décrivent comme « le Dieu de la Guinée équatoriale qui a tout pouvoir sur les hommes et les choses et qui peut tuer n’importe qui sans aller en enfer ».

Obiang utilise le prétexte de la préservation de la stabilité pour écraser les opposants et concentrer les pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif. Son parti démocratique de Guinée équatoriale est dirigé en grande partie par des membres de sa famille et des protégés. Tous les discours des partis se terminent par des vœux de bienveillance envers le président. La plupart des bâtiments gouvernementaux sont dotés d’un pavillon présidentiel. Toutes les villes ont des rues commémorant le coup d’État qui l’a porté au pouvoir en 1979, lorsqu’il a exécuté son oncle et prédécesseur, Macias Nguema. Son visage est imprimé sur les vêtements portés par les partisans et les sympathisants du parti. Le pouvoir devrait rester fermement entre les mains de la famille avec la nomination du fils d’Obiang, Teodoro Nguema Obiang Mangue, au poste de vice-président en 2012.

L’ancien président togolais Gnassingbé Eyadéma – le plus ancien dirigeant d’Afrique avant sa mort en 2005 – pratiquait un culte de la personnalité tout aussi éhonté. Il avait un entourage de 1 000 danseuses qui chantaient ses louanges, des portraits qui ornaient tous les bâtiments et magasins, une statue en bronze à Lomé, des montres-bracelets à son effigie qui apparaissaient et disparaissaient toutes les 15 secondes, et une bande dessinée qui le représentait comme un super-héros doté de pouvoirs spéciaux. La date du coup d’État manqué contre lui est commémorée chaque année comme la « fête de la victoire sur les forces du mal ».

« En 2019, le Togolais Faure Gnassingbé a adopté une loi lui accordant 10 années supplémentaires de règne, ce qui pourrait porter le maintien au pouvoir de la dynastie familiale à 63 ans ».

Son parti, le Rassemblement du peuple togolais (rebaptisé Union pour la République en 1995), et l’armée togolaise sont profondément liés au culte de la personnalité de Gnassingbé et le propagent activement. Les deux institutions sont dominées par l’ethnie kabyé. Après la mort d’Eyadéma en 2005, les militaires ont installé son fils, Faure, permettant ainsi à la dynastie des Gnassingbé de perdurer longtemps après sa mort. En 2019, M. Faure a adopté une loi lui accordant 10 années supplémentaires de règne, ce qui pourrait porter le maintien au pouvoir de la dynastie familiale à 63 ans.

Si ces régimes peuvent sembler durables,  ils déploient fréquemment une rhétorique « anti-impérialiste » et « anti-colonialiste » pour attirer les sympathies africaines tout en se positionnant comme des partenaires occidentaux clés dans la lutte contre le terrorisme et la stabilité régionale, ils sont en fait intrinsèquement fragiles. Dans de tels contextes, les services de sécurité sont souvent utilisés pour réprimer les opposants. En outre, leur obéissance est liée au chef et au culte de la personnalité, plutôt qu’à la constitution. La loyauté personnelle est privilégiée par rapport au professionnalisme. Cela crée des divisions, certains étant considérés comme « plus fiables » que d’autres.

Les cultes de la personnalité et l’érosion du professionnalisme militaire

L’implication des militaires dans les successions dynastiques en République démocratique du Congo (2002), au Togo (2005), au Gabon (2009) et au Tchad (2021) illustre également l’effet que les cultes de la personnalité peuvent avoir sur le secteur de la sécurité. En outre, l’armée sera utilisée pour faciliter l’accession aux hautes fonctions d’une nouvelle génération de fils de présidents au Cameroun, en République du Congo et au Gabon. Au Zimbabwe, Robert Mugabe a tenté d’installer sa femme, Grace, mais les militaires ont refusé et l’ont finalement renversé pour installer son ancien élève, Emmerson Mnangagwa. L’armée gouverne désormais en coulisses.

« L’armée serait utilisée pour faciliter l’ascension au pouvoir d’une nouvelle génération de fils de présidents au Cameroun, en République du Congo et au Gabon ».

Les revendications de succession familiale ont atteint leur paroxysme en Ouganda, où de hauts responsables militaires ont participé à une campagne très médiatisée, baptisée « MK 2026 », dont beaucoup disent qu’elle vise à tester la réaction du public à un scénario dans lequel le président Yoweri Museveni – quatrième plus ancien dirigeant africain au pouvoir – transmettrait le pouvoir à son fils, le général Muhoozi Kainerugaba, commandant des forces terrestres et fondateur du commandement des forces spéciales, une unité d’élite. Cette campagne a impliqué des célébrations à l’échelle nationale pour marquer le 48e anniversaire de Kainerugaba en 2022, les Forces de défense du peuple ougandais (UPDF) jouant un rôle de premier plan.

L’ascension fulgurante de Kainerugaba au sein de l’UPDF a suscité d’intenses spéculations au fil des ans, alors que la base du pouvoir de Museveni est largement perçue comme s’étant rétrécie. L’UPDF, anciennement l’armée de résistance nationale, bras armé du Mouvement de résistance nationale (NRM) au pouvoir, est imprégnée de l’histoire personnelle de Museveni, qui prend des allures de légende dans les confréries du NRM et de l’UPDF.

Les partisans et le personnel de Museveni l’appellent « Mzee » (aîné respecté), un titre d’affection et de révérence. Pour sa part, Museveni appelle les Ougandais – en particulier les jeunes – « bazukulu » ou « petits-enfants » dans toutes ses allocutions et communications officielles. De nombreux jeunes l’appellent à leur tour « Jajja » ou « Papi ».

Ces marques d’affection, apparemment normales, sont en fait le reflet d’un culte de la personnalité qui s’est enraciné, en particulier dans l’armée, principal groupe d’intérêt de M. Museveni. L’histoire officielle de l’UPDF, enseignée dans toutes les écoles militaires, est constituée de livres et de brochures rédigés par Museveni pendant la lutte armée de la NRA.

A supporter of Burundi’s ruling CNDD-FDD party

Un partisan du parti au pouvoir au Burundi, le CNDD-FDD, porte sur sa tête une calebasse à l’effigie du défunt président burundais Pierre Nkurunziza, lors d’un rassemblement en 2018 à Bujumbura. (Photo : STR / AFP)

Les commémorations nationales annuelles « Tarehe Sita » (la sixième date), qui durent une semaine, marquent le jour où Museveni a pris le pouvoir (le 6 février 1986). Ses enseignements sont également diffusés par le biais de « clubs de patriotisme » établis dans les 136 districts et certaines écoles par le secrétariat national du corps de patriotisme, une entreprise conjointe du commissariat politique en chef (CPC) de l’UPDF et du bureau du président. Le CPC supervise l’éducation au patriotisme sur le modèle des principes idéologiques de Museveni (certains l’appellent « musevenisme ») dans toutes les unités militaires. L’UPDF et le NRM organisent également des camps réguliers où les citoyens retracent le parcours de Museveni à la tête des troupes dans les jungles où sa rébellion était basée.

L’implication de l’UPDF dans la répression des opposants, la violence liée aux élections et l’intimidation n’est pas surprenante, compte tenu de son enracinement dans le culte de la personnalité de Museveni. L’UPDF a soutenu la suppression de la limitation des mandats en 2005 et de la limite d’âge en 2017, ce qui a renforcé la monopolisation du pouvoir.

Les hauts responsables de l’UPDF menacent fréquemment de « conséquences désastreuses » les adversaires politiques de Museveni, et nombre d’entre eux font ouvertement campagne pour lui lors des élections. « Je ne peux pas cacher mon amour pour le NRM et Museveni », a expliqué le général de brigade Elly Kayanja, qui a rejeté « une simple loi » qui empêche ostensiblement les militaires de s’engager dans une politique partisane. D’autres encore ont publiquement juré qu’ils [les UPDF] ne salueraient ni ne serviraient personne d’autre.

Dans le même temps, certains membres de l’armée seraient profondément troublés par le statut de Kainerugaba, qui oppose ce qui reste de la « vieille garde » des professionnels de l’armée à des cohortes plus jeunes, entre la trentaine et la quarantaine, que l’on dit plus politisées.

En Guinée-Bissau, Umaro Sissoco Embaló, qui est arrivé au pouvoir avec le soutien de l’armée en 2019, appelle son style de gouvernement « Embalóisme », qu’il décrit comme de l’ordre, de la discipline et du développement. Il se compare à l’ancien homme fort des Philippines, Rodrigo Duterte. Le Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces pour la défense de la démocratie (CNDD-FDD), au pouvoir au Burundi, s’est également inspiré du parti au pouvoir en Corée du Nord en modifiant ses lois pour déclarer Pierre Nkurunziza « Guide suprême du patriotisme ». S’il avait survécu, il aurait eu, selon la loi, un droit de veto sur le président et le premier ministre.

Les institutions démocratiques : L’antidote aux cultes de la personnalité

« Les partenaires enclins à soutenir les dirigeants africains de longue date au nom de la « stabilité » devraient reconnaître que ces régimes représentent au contraire une menace croissante à cet objectif ».

Les cultes de la personnalité sont rendus possibles par l’association supposée entre autocratie et stabilité. Au contraire, un régime prolongé est lié à des niveaux plus élevés d’instabilité, ainsi qu’à un retard dans le développement démocratique et institutionnel.

L’institutionnalisation des contrôles démocratiques et de l’équilibre des pouvoirs, en particulier le renforcement de la limitation des mandats, sont des garde-fous contre les mandats présidentiels perpétuels et les cultes de la personnalité qui les accompagnent.

Les partenaires régionaux et internationaux enclins à soutenir les dirigeants africains de longue date au nom de la « stabilité » devraient reconnaître que ces régimes représentent au contraire une menace croissante à cet objectif.


Ressources complémentaires